UN ROI
Septembre 2020
Ce matin-là, Sam n’est pas allé travailler à la boulangerie avec le reste de sa famille. Il a prétexté être souffrant et est resté au lit. Il a attendu que tout le monde quitte la maison pour se lever. Il a pris une douche, mangé son petit déjeuner et rassemblé quelques vêtements et des documents d’identité dans un sac à dos.
La nuit précédente, Sam a eu des difficultés à trouver le sommeil. Dans sa tête, il refaisait encore et encore le plan de son départ. Il avait tout anticipé. Sauf une chose… comment expliquer à sa famille qu’il part ? Comment leur dire qu’il ne reprendra pas la gérance de la boulangerie, dans trois mois, comme cela était prévu ? Comment justifier cette décision soudaine ? Il ne pouvait quand même pas leur dire que c’est un corbeau qui le lui a demandé ?
Comme la majorité des hommes de sa famille, Sam a toujours rencontré des difficultés à parler de lui et de ses sentiments. Ce n’est pas quelque chose qui lui a été enseigné. Depuis la mort de sa mère, on a attendu de lui qu’il soit courageux et fort. Et surtout, un bon travailleur. Alors, il a obéi. Il est devenu courageux et fort. Puis, un bon travailleur. Il a fait la fierté de sa famille.
Ce jour-là, le courage n’a pas été au rendez-vous. Sam a quitté la maison, sans dire au revoir. Juste un mot posé sur la table de la cuisine : « Je pars quelque temps, à bientôt, Sam. ».
Septembre 2023
Durant les trois ans qui ont suivi son départ, Sam a fait ce qu’il savait faire de mieux : travailler.
Il a utilisé son temps pour se construire une nouvelle vie, loin de sa famille. Un nouvel emploi, de nouveaux amis, de nouvelles conquêtes amoureuses et de nouveaux loisirs. Il se voyait comme un gagnant. De son point de vue, la vie ne lui avait jamais autant souri.
Il n’a jamais remis les pieds dans son village et dans sa boulangerie.
Septembre 2024
Un après-midi, Sam a fait la connaissance de Maria. Cette rencontre donnait l’impression d’être le fruit du hasard. Elle était tout le contraire de lui. Bavarde, râleuse et un brin trop égocentrée. Mais contre toute attente, entre eux, le courant passait très bien. Au fur et à mesure des mois, Sam et Maria sont devenus de très bons amis.
Septembre 2025
Sam ne s’en était pas rendu compte, mais depuis sa rencontre avec Maria, il enchainait les galères. Il encaissait les coups durs. Son existence n’avait jamais été aussi compliquée et lourde. Cette vie privilégiée, qu’il avait mis tant d’effort à construire, s’écroulait petit à petit devant lui. Tout ce qu’il associait à la vérité et à de la réussite sociale, professionnelle et amoureuse s’envolait en poussière.
Ce soir-là, alors que son moral était au plus bas, un oiseau se posa sur le bord de la fenêtre de sa chambre. Sam le reconnut immédiatement. Il s’agissait du même corbeau, qui à l’époque lui avait demandé de quitter son village, car il n’était pas destiné à devenir un boulanger.
L’oiseau lui demanda : « Sam, depuis que tu as quitté ton village, tu as fait l’expérience d’un mode de vie que tu ne connaissais pas. Qu’as-tu appris ? »
Sam répondit : « J’ai mal au cœur. J’ai mal, car j’ai travaillé très dur pour me construire une belle vie. Mon succès et mes réussites m’ont rendu plus beau. J’ai brillé auprès d’autrui. J’ai connu le pouvoir. J’en ai abusé et on m’a laissé faire. Je suis devenu quelqu’un d’important, mais je ne sais toujours pas qui je suis. J’ai été ce roi qui n’a pas vu que son château était fait de cartes. Tu m’as envoyé le vent et il a soufflé. Aujourd’hui, je n’ai plus rien. Je ne suis plus rien. »
Sans rien rajouter, le corbeau repartit en silence. Sam resta seul, assit sur le bord de son lit. Pour la première fois de sa vie d’adulte, il se mit à pleurer. Lorsque les larmes finirent de couler, Sam se sentait bien. Il était libéré. Il avait enfin réussi à exprimer quelque chose. Il alla se coucher en se promettant que dès le lendemain, il fera son possible pour donner une nouvelle direction à sa vie.
Durant la nuit, Sam fit de drôles de rêves. Il rêva de deux loups blancs et de… Maria.
Le lendemain matin, se rappelant parfaitement ses rêves, Sam se mit à penser à Maria. Dans sa tête, il ne voyait plus l’amie, mais la femme. Ses pensées, à son égard, étaient soudainement devenues plus sensuelles. Il avait de nouveau mal au cœur. C’était inconfortable. Mais le sentiment n’était pas comme la veille. Il ne ressentait aucune tristesse. Son être tout entier était prêt à exploser de désir et d’amour pour Maria. Un désir qui voulait être consumé et un amour qui ne demandait qu’à vivre et à s’exprimer. Comme si l’un et l’autre avaient été, trop longtemps, réprimés.
Pour Sam, ce revirement de situation, concernant sa relation avec Maria, n’était pas vraiment une surprise. Maria était la clef. Elle était une évidence. SON évidence. Elle était là. Depuis longtemps. Depuis toujours. Elle attendait, comme une vérité criarde, étouffée et cachée par un imposant château d’illusions.
A présent, Sam ressent, voit et sait. Il est prêt à quitter sa couronne au profit du véritable souverain qu’il est. Déterminé à construire un nouveau palais constitué de briques, il est conscient qu’il doit commencer par les fondations, par l’essentiel, par… Maria.